TI et nomadisme numérique : quelle diversité?

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Ordinateur portable en bord de plage affichant une photo de centre d'appels

Lors d’un atelier sur le nomadisme numérique tenu à Montréal il y a quelques années, l’organisatrice et l’animateur ont eu la plus grande difficulté à répondre à une question en apparence toute simple : « How does it contribute to diversity? »

Leur hésitation, à la limite du malaise, tenait au fait que cette formulation teintée de rectitude politique était beaucoup trop floue. Un terme galvaudé comme « diversité » masque plusieurs réalités différentes, et la question initiale ne peut être résolue qu’en la subdivisant.

De quelle diversité parlons-nous exactement? De diversité ethnique et culturelle, de diversité raciale, de diversité sexuelle et de genre, ou de diversité d’opinions? La réponse est susceptible de varier grandement selon l’angle choisi et le lieu géographique étudié.

La réponse sera tout aussi différente si l’on considère le secteur des technologies de l’information (TI) en général, ou le nomadisme numérique en tant que sous-ensemble du précédent. Bien qu’il recoupe à la fois les notions de télétravail et de cotravail (coworking), le nomadisme numérique est un phénomène social à part entière.

Ce billet est le fruit de 20 ans d’observations en milieu corporatif, en stage de coopération, en OBNL, ainsi que dans des espaces de cotravail situés à Montréal, à Québec et au Mexique.

Diversité ethnique et culturelle

Toute personne suivant de près l’évolution du secteur des TI – depuis l’apparition du Web en particulier – se rend compte qu’il renferme une grande diversité ethnique et culturelle. Sachant tirer profit d’un capital de risque abondant, l’Indien Sabeer Bhatia, fondateur de Hotmail, est arrivé aux États-Unis en 1988 avec 250 dollars en poche, et il en est reparti avec une fortune de 400 millions $. Les « hubs » tels que la Silicon Valley et l’Université Stanford ont fait la renommée de Sergey Brin, cofondateur de Google, russe d’ascendance juive et membre d’une communauté russophone d’ampleur insoupçonnée. On y trouve même des Québécois, dont Patrick Pichette, ex-directeur financier de Google et président du conseil d’administration de Twitter de 2020 à 2021.

Berceau des mathématiques et de l’algèbre, le monde musulman produit pour sa part une quantité impressionnante de programmeurs, d’ingénieurs et de techniciens de réseau, sans lesquels l’infrastructure de serveurs, de fibre optique et de satellites ne pourrait tenir le coup.

L’Afrique subsaharienne n’est pas en reste. Le Nigeria, en particulier, brille par son innovation en matière de fintech et d’utilisation des cryptomonnaies. La nécessité étant la mère de l’invention, l’Afrique se démarque par un très haut taux d’adoption des technologies disponibles, aussi limitées soient-elles. À titre d’exemple, il y a plus de vingt ans que des transferts d’argent y sont possibles par SMS! La région est aussi et malheureusement connue pour être l’épicentre de nombreuses campagnes d’hameçonnage et de fraudes par Internet.

Ceci dit, la fabrication de microprocesseurs et d’appareils électroniques a été presque totalement délocalisée vers l’Asie de l’Est depuis 30 ans. La rupture de chaînes d’approvisionnement en 2020 et les tensions géopolitiques actuelles au sujet de Taïwan donnent à réfléchir sur l’avenir des TI. Sans le savoir-faire et la pleine coopération politique des pays asiatiques, ce vaste pan de l’économie s’effondrerait immédiatement.

Femme musulmane, homme noir et femme blanche devant leur ordinateur.
Une vision fantasmée de la diversité en milieu de travail (photo : Adobe Stock).

Diversité raciale

Peu enclin à catégoriser les gens par leur couleur de peau, je laisserai la diversité raciale aux adeptes du modèle intersectionnel qui pullulent dans nos universités. De fait, cette notion floue et peu scientifique recoupe la grande diversité ethnique et culturelle décrite ci-haut. Pour employer un néologisme à la mode, à défaut d’être précis, je répondrais laconiquement que le secteur des TI est aussi « racisé » qu’ethniquement diversifié à l’échelle mondiale. Seule fausse note au tableau : les Afro-américains et Autochtones y sont sous-représentés en Amérique du Nord.

Diversité sexuelle et de genre

En matière de diversité sexuelle, le secteur des TI est sans contredit l’un des moins paritaires. Peu importe la définition exacte qu’on lui donne, ce champ d’activité reste très largement masculin, bien que les programmes de formation en informatique soient depuis longtemps ouverts aux femmes sans discrimination. Est-ce le paradoxe de l’égalité des sexes, aussi appelé paradoxe norvégien, ou l’effet de stéréotypes apparus et renforcés au cours des dernières décennies?

Sans pouvoir offrir de réponse claire, je crois que seule une promotion active des métiers des TI auprès des adolescentes et jeunes adultes permettra de combler cette lacune à long terme. Sans cette action en amont, aucune tentative d’obtenir la parité par des mesures de discrimination positive à l’embauche n’y changera quoi que ce soit.

Signe plus encourageant, l’on observe une présence nettement accrue des femmes dans les postes nécessitant une plus grande socialisation ou créativité artistique : design et animation graphiques, développement web front end et UX, ventes et ressources humaines, rédaction, gestion de réseaux sociaux, marketing et référencement (SEO). Même le domaine du gaming, exclusivement masculin à une certaine époque, évolue rapidement vers une plus grande ouverture. L’élargissement de notre champ d’analyse au-delà de la programmation tend à mener vers la parité, et c’est justement ce que l’on observe en matière de nomadisme numérique.

Enfin, dans le monde occidental du moins, on pourrait qualifier le secteur des TI de proportionnel à défaut d’être paritaire, en ce sens que l’orientation sexuelle y reflète celle qui existe dans la population en général. Quarante ans après la fondation de High Tech Gays, les communautés queer, trans et LGBTQ y trouvent des groupes d’affinités et un appui institutionnel, à défaut de s’y sentir toujours parfaitement à l’aise.

Diversité d’opinions

Placés en situation oligopolistique depuis une quinzaine d’années, les GAFAM basés aux États-Unis se sont érigés en juges et arbitres de ce qu’il est permis de dire ou ne pas dire – au même titre que les régimes politiques les plus répressifs de la planète.

Déjà en 2017, l’ingénieur en informatique James Damore dénonçait la chambre d’écho idéologique de Google, c’est-à-dire le biais politique existant au sein de cet employeur, et le peu de tolérance envers les employés aux opinions plus conservatrices – y compris ceux et celles qui sont issus de la diversité.

Le contrôle de l’information ne s’arrête pas à l’interne. La pandémie de Covid-19 a exposé une autre facette inquiétante, soit la collusion entre les secteurs financier, pharmaceutique et les GAFAM pour censurer des informations médicales potentiellement utiles au nom de la « lutte contre la désinformation », ce qui a eu des conséquences funestes à l’échelle planétaire.

Seul un écosystème TI diversifié peut assurer la liberté d’expression. Or, ce secteur d’emploi ne se limite pas aux GAFAM de propriété occidentale, et la surabondance des produits mis en marché compense partiellement les lacunes observées ci-haut. L’entrée en scène de plateformes vidéo alternatives, décentralisées (Rumble, Odysee) ou de propriété non-occidentale (Telegram), ainsi que les moteurs de recherche créés hors de la sphère anglophone (Qwant, Yandex) ouvrent des fenêtres depuis longtemps fermées par les filtres de Google et YouTube.

Enfin, les licenciements massifs ayant eu lieu chez Twitter à l’arrivée d’Elon Musk démontrent que les lois du marché finissent toujours par l’emporter. Dans un contexte économique difficile, les GAFAM ont rapidement emboîté le pas et procédé à leurs propres licenciements. En fin de compte, le public recherchera toujours une information libre et ouverte. Les censeurs et autres fact checkers grassement payés seront toujours les premiers à être démis de leurs fonctions en cas de déclin des revenus publicitaires.

Une travailleuse des TI avec son ordinateur portable sur le bord d'une rivière.
Une vision tout aussi fantasmée du nomadisme numérique (photo : Adobe Stock).

Et le nomadisme numérique?

Le nomadisme numérique a pris son essor au cours des années 2010, pour ne cesser de prendre de l’ampleur avec l’apparition d’espaces de cotravail de mieux en mieux équipés et répertoriés à la grandeur de la planète, ainsi que de connexions Internet rapides même dans les contrées les plus éloignées (merci Starlink).

L’auteur de ces lignes a pressenti la tendance dès 1998, lors d’un voyage en Asie du Sud-Est, à la rencontre d’un étudiant de Caltech doté d’un prototype de téléphone intelligent dix ans avant la commercialisation du premier iPhone, et de hackers fabriquant leurs propres appareils connectés avec des composantes achetées au Mong Kok Computer Centre de Hong Kong. Il n’est guère étonnant que le phénomène ait été popularisé, de manière caricaturale, grâce à des influenceurs et influenceuses travaillant sur la plage avec leur ordinateur portable, cocktail en main!

L’on pourrait affirmer que quiconque sait utiliser un ordinateur et a accès à une connexion Internet fiable peut s’adonner au nomadisme numérique, mais la réalité est, dans les faits, un peu plus complexe.

Un champ d’activité paritaire

La plus grande accessibilité technique du nomadisme numérique en fait un domaine très paritaire au plan de la diversité sexuelle. En sus des métiers des TI à forte représentation féminine mentionnés plus haut, l’on pourrait ajouter le journalisme et la gestion de contenu au nombre des professions pouvant être aisément accomplies à distance. L’apparition de services de vidéoconférence tels que Zoom favorise l’enseignement des langues à distance, tandis que le fort décalage horaire entre l’Asie et le reste du monde favorise les professions tirant profit de ce décalage, telles que la traduction et la révision linguistique. En conséquence, les espaces de cotravail accueillant des nomades numériques ont visiblement atteint la parité hommes-femmes.

Un privilège occidental

Or, si l’on revient aux notions de diversité ethnique et culturelle, le portrait s’assombrit.

La facilité de franchir les frontières est l’élément le plus déterminant à prendre en considération. Comme en témoigne le site Passport Index, les pays d’Europe et d’Amérique du Nord possèdent encore les meilleurs indices de mobilité. Cela signifie que leur ressortissants seront moins susceptibles de devoir se procurer un visa pour visiter un pays étranger, tout en ayant un plus grand choix de destinations de manière générale. Sur le plan économique, le coût du voyage s’en trouve diminué, et le pouvoir d’achat de leurs devises « fortes » leur permet de mener un train de vie supérieur à celui que permettrait leur revenu annuel à domicile.

Nomadisme et trust fund kids, une seule et même réalité?

À ce portrait occidentalocentrique, que certains qualifient de blanc et libéral, s’ajoute un facteur culturel propre à tous les pays développés – y compris les pays asiatiques – soit la tendance à reporter ou carrément abandonner l’idée de fonder une famille.

L’on pourrait également considérer la richesse intergénérationnelle dont dispose le ou la nomade numérique : sur le plan des finances personnelles, il est moins risqué de poser ses valises à Bali et d’investir dans un cours de plongée sous-marine lorsque papa et maman possèdent un patrimoine dans les sept chiffres. Rien d’étonnant à ce que Tim Ferriss, grand manitou du nomadisme numérique et du mode de vie hédoniste qui l’accompagne, soit originaire d’une banlieue très cossue de New York.

En revanche, le programmeur originaire d’Ukraine, d’Ouganda ou d’Amérique latine aura tendance à assurer son avenir financier, et celui de sa famille, par l’entremise de transferts de fonds à l’étranger, de démarches d’immigration et de réunification familiale, ou d’un premier achat immobilier en terre d’accueil.

Un Internet de moins en moins ouvert

Malgré les formes de censure douces, voire imperceptibles, que sont le blocage de compte et le shadow banning, les pays occidentaux et du G20 bénéficient encore d’un Internet relativement ouvert qui sied parfaitement au nomadisme et au télétravail. On ne saurait en dire autant de régimes autoritaires comme la Chine, seul membre du G20 pouvant être qualifié d’enclos numérique, où l’usage d’un VPN est absolument essentiel.

Pour alimenter la réflexion, quoi de mieux qu’un voyage en Érythrée? Avec sa cuisine italienne raffinée, son climat ensoleillé et ses rues bordées de palmiers, ce pays africain situé à quelques heures d’avion de l’Europe pourrait devenir la prochaine destination de prédilection des nomades numériques. Le hic : le pays a l’un des taux de pénétration d’Internet les plus bas au monde (1,3 %) tout en étant l’un des plus censurés, au même titre que la Corée du Nord ou que Cuba il y a une vingtaine d’années.

En conclusion

La question de la diversité peut être vue comme un verre à moitié plein ou à moitié vide. Le secteur des TI, largement masculin lorsque limité à la programmation, à l’administration système et à la réseautique, devient paritaire si l’on élargit sa définition aux métiers du web et des télécommunications en général. On peut le qualifier de très diversifié sur le plan ethnique, bien que cette diversité soit inégalement répartie selon le pays et la ville où l’on se trouve.

Les principes de non-discrimination à l’embauche sont très louables, or, il serait économiquement risqué de rechercher, sous prétexte d’équité, une représentation paritaire et parfaitement égale de tous les groupes diversitaires, dans toutes les régions géographiques et à tous les échelons de responsabilité d’une entreprise. Laissons cette vision fantasmée aux banques de photos, aux universitaires médiocres et aux bureaucrates déconnectés du réel.

En tant qu’épiphénomène social, le nomadisme numérique contribue pour sa part à ouvrir de nouveaux horizons culturels, à défaut d’être très diversifié au sens ethnique et racial. Il est à espérer qu’il contribue à une plus grande diversité d’opinions, tant chez les nomades eux-mêmes que dans la population du pays d’accueil, mais cela reste à démontrer.

Pour l’instant, l’immense majorité des nomades proviennent d’un nombre restreint de pays, et le nombre de pays de destination possédant un Internet ouvert et rapide, un taux de change favorable, des attraits culturels et un haut niveau de sécurité est tout aussi restreint. Le mot à retenir serait plutôt celui de disparité. Nous sommes donc loin de l’hypothétique « contribution à la diversité » posée en introduction.

Quel avenir pour le nomadisme?

Après un formidable essor au cours de la décennie 2010-2020, le nomadisme numérique risque de faire face à des vents contraires.

En premier lieu, tensions économiques et géopolitiques actuelles mènent à une perte de pouvoir d’achat considérable des devises occidentales, à commencer par l’euro et la livre sterling. La dolce vita sous les tropiques s’en trouve déjà moins accessible ou avantageuse financièrement. L’indice de mobilité à long terme des passeports occidentaux risque également de diminuer, alors que les pays du BRICS, de la péninsule arabique et de l’Afrique subsaharienne se tournent vers la Russie et la Chine pour assurer leur prospérité et leur sécurité. La fermeture des frontières mondiales pour cause de pandémie, en mars 2020, pourrait être vue non pas comme l’élément déclencheur, mais comme la conséquence de cette instabilité préexistante.

En second lieu, le phénomène de délocalisation des contrats TI vers Bengaluru (Bangalore) et d’autres hubs des pays en développement, déjà amorcé il y a plus de vingt ans, risque de s’accentuer à la faveur d’une pénurie de main d’œuvre chronique dans les pays occidentaux. Si cette pénurie donne pour l’instant un sursis au travailleurs nomades à la clientèle bien établie, il se peut que le transfert d’expertise finisse par être irréversible, au point où les nomades de la prochaine génération devront accepter de travailler pour des firmes indiennes et être payés en roupies indiennes! Le software ira rejoindre le hardware au rayon des objets perdus par les économies occidentales.

Enfin, le coup de grâce risque de provenir des technologies d’intelligence artificielle capables de rédiger des textes, d’animer une conversation, de résoudre certains problèmes juridiques ou techniques, et de faire preuve d’une créativité graphique époustouflante. Les premiers à en pâtir seront – vous l’avez deviné – les métiers paritaires ou à prédominance féminine.