Entretien avec John Bosnitch : le mouton noir de Fredericton
Quel est le lien entre le mouvement étudiant du Nouveau-Brunswick, la vie de gaijin au Japon, la guerre en Yougoslavie, et l’exfiltration du champion d’échecs Bobby Fischer en Islande? C’est la vie inusitée du journaliste canado-serbe John Bosnitch.
Patriote serbe et canadien, John Bosnitch est issu d’une lignée familiale peu commune. Pour en être convaincu, il suffit de remonter à la Seconde Guerre mondiale. Après avoir héroïquement combattu les Oustachis croates et autres factions alliées au nazis, son père Sava échappe par miracle aux forces communistes du maréchal Tito.
En 1949, il est admis à l’Université McGill, où il étudie l’histoire et la science politique et partage son dortoir avec un certain Zbigniew Brzeziński. Ce dernier deviendra plus tard le conseiller des présidents américains Johnson et Carter.
Lui-même né un 15 février, jour de l’indépendance serbe, John fait preuve d’une combativité peu commune face à l’establishment universitaire corrompu de sa province natale dans les années 1980.
À l’occasion de son récent passage à Québec, retour sur quatre décennies d’engagement politique et de sagas juridiques. Propos recueillis en français et en anglais.
Pierre-Étienne Paradis : Pourquoi votre père était-il en danger s’il rentrait en Yougoslavie?
John Bosnitch : « Bien qu’ils aient été alliés à l’origine, les communistes et les royalistes sont entrés en guerre civile en 1942. Or, mon père était le seul anticommuniste élu au Parlement étudiant de l’Université de Belgrade. Il voulait le maintien d’une monarchie constitutionnelle, comme celle qui existe au Canada. »
Pourquoi votre famille a-t-elle abouti à Fredericton?
John Bosnitch : «Après avoir obtenu son doctorat à Montréal, mon père a enseigné à l’Université de la Saskatchewan. On l’a ensuite invité à enseigner au département d’histoire et de science politique à l’Université du Nouveau Brunswick»
L’ex-premier ministre canadien Brian Mulroney a été très populaire au Québec. Or, peu de gens se souviennent que son épouse Mila Pivnički, née à Sarajevo, est une Serbe de Bosnie. Parlez-nous du lien entre votre famille et celle de Mila.
John Bosnitch : « Mon père et le père de Mila étaient meilleurs amis à l’école. Or, Mila n’était pas autorisée à être baptisée en Yougoslavie communiste. Et par tradition, elle devait être baptisée avant son mariage avec Brian. Mon père est donc venu à Montréal pour en être le parrain. »
Pourquoi qualifiez-vous le Nouveau-Brunswick de « plantation » ? Pourquoi critiquez-vous si sévèrement votre province natale?
John Bosnitch : « Toute la province est contrôlée par une seule famille. Les Irving ont obtenu un monopole de l’Imperial Oil (Esso), puis évincé tous les franchisés du jour au lendemain pour mettre le nom Irving sur les stations-service.
Ils ont acheté tous les journaux, tous les postes de télévision et toutes les stations de radio de la province, en plus d’être les plus grands donateurs de ses deux principaux partis politiques! »
En 1986, la direction de l’Université du Nouveau-Brunswick vous a interdit l’accès au campus deux semaines avant la fin de session. Vos professeurs vous ont soutenu en vous permettant de passer les examens à distance. Pourquoi le recteur avait-il si peur de vous?
John Bosnitch : « L’administration nous a “déclaré la guerre” en 1981. Le Conseil des gouverneurs devait valider la liste de récipiendaires d’un doctorat honoris causa. À titre de représentant des étudiants en génie, j’ai demandé à voir les noms des personnes en lice.
Or, une aînée du clan Irving, qui se trouvait dans la salle, aurait été en position de voter pour elle-même et d’observer le déroulement du vote! J’ai exigé qu’elle sorte de la salle. J’ai ensuite été élu président de l’Association étudiante par une majorité écrasante.
Mais au bout de cinq ans de bagarres, la direction en a eu assez. Il était difficile d’expulser officiellement un étudiant, alors ils m’ont interdit de mettre les pieds sur le campus en invoquant l’archaïque Loi sur l’intrusion d’origine anglaise! »
Vous avez ensuite commencé une maîtrise en science politique à l’Université McGill. Quelle est votre impression de Montréal et du Québec à cette époque?
John Bosnitch : « J’aimais bien l’est du Québec, francophone et ouvert d’esprit. Mais du côté anglais, et plus particulièrement à McGill, je trouvais les gens racistes et trop conservateurs. Ils n’accordaient aucune importance aux enjeux sociaux et s’intéressaient uniquement à l’aspect financier de leur carrière. »
En 1987, vous avez vu un homme se faire sauvagement tabasser par des policiers du SPVM. Que s’est-il passé au juste?
John Bosnitch : « Un jeune anglophone, qui sortait du bar Thunderdome de la rue Stanley à quatre heures du matin, a mal compris l’ordre de circuler, donné en français. Les policiers l’ont battu à coups de matraque, agrippé par les cheveux et frappé son visage sur le coffre de la voiture jusqu’à ce qu’il perde connaissance.
J’ai essayé de convaincre la victime de poursuivre les policiers au criminel, mais ce sont les policiers qui lui ont intenté un procès pour couvrir leurs arrières!
Passible de cinq ans d’emprisonnement pour avoir supposément attaqué des policiers, la victime a d’abord contacté le célèbre avocat Julius Grey, qui a refusé le mandat en disant : “ vous n’avez pas les moyens financiers de m’engager ”. Alors j’ai moi-même trouvé Pierre Poupart, un avocat “rouge”, un socialiste qui avait défendu avec succès les pirates de l’air du FLQ à leur retour de Cuba. »
Votre témoignage a fait acquitter la victime. Que s’est-il passé ensuite?
John Bosnitch : « J’ai témoigné de nouveau en 1989. La victime a obtenu 20 000 $ en dommages et intérêts. Pour éviter la prison, deux des policiers impliqués ont dû promettre de ne plus travailler comme policier ou gardien de sécurité et ne jamais posséder d’arme à feu.
Malgré cette entente, notre avocat a reçu un appel téléphonique du syndicat, à l’effet que le service de police “ne pouvait pas garantir ma vie plus de 30 jours si je ne quittais pas le Canada” ».
Ces menaces vous ont convaincu d’aller en Asie, où vous aviez reçu une invitation, ce qui vous a ultimement mené au Japon. Mais avant d’aborder ce chapitre, parlons de vos efforts actuels pour légaliser le cannabis en Serbie. C’est un dossier que nous connaissons bien au Canada. À quel titre faites-vous ces démarches?
John Bosnitch : « J’ai moi-même approché les membres de l’IRKA (Initiative pour changer le statut légal du cannabis). Je leur ai offert mon expertise politique, économique, financière et juridique.
Ça a eu l’effet d’une bombe! Généralement, les gens qui militent pour la légalisation du cannabis viennent directement de ce milieu, et non de l’extérieur.
Nous avons d’abord insisté sur le chanvre industriel. À la télévision, j’ai roulé et fumé un joint de chanvre – qui ne produit aucun effet – et les gens ne savaient pas faire la différence avec la marijuana. Ils ne savaient absolument rien des variétés médicinales, du CBD, du THC. Rien du tout! »
Pensez-vous que la Serbie traîne la patte à cet égard?
John Bosnitch : « Oui, la Serbie est en retard sur le reste de l’Europe. On a fumé un peu de marijuana dans les années soixante, et les propriétés textiles du cannabis étaient bien connues, car la Serbie était l’un des plus grands producteurs de fibre en Europe au début du siècle dernier.
Mais ce sont les Américains qui ont fait pression sur le dictateur Tito pour le faire interdire. Tito a été un agent de l’Ouest cherchant à se positionner contre les stalinistes. »
La récente légalisation du cannabis récréatif en Allemagne, basée sur les clubs de consommateurs, aura-t-elle un impact sur les autres pays européens?
John Bosnitch : « Bien sûr. La Serbie reçoit environ 100 000 touristes allemands par année. Si nous leur causons des problèmes avec la possession de cannabis médical, le chancelier allemand va téléphoner à Belgrade et nous dire d’oublier toute forme de subvention ou d’aide économique! »
Qu’avez-vous appris de l’expérience canadienne?
John Bosnitch : « IRKA fabrique déjà des extraits et teintures à des fins médicinales, mais c’est un système parallèle et illicite. Notre prochain objectif est de faire légaliser le cannabis médicinal, puis le cannabis récréatif, comme cela s’est fait au Canada.
Mais ce que vous n’avez pas, au Canada, c’est la “ceinture de cannabis” qui va du nord de l’Italie à l’Ukraine en passant par la Serbie. Nous avons les conditions de température et de luminosité idéales pour la culture de ces variétés! »