Entretien avec John Bosnitch : Big In Japan

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Le carrefour de Shibuya à Tokyo. Photo: Landry Miguel, Wikimédia Commons sous licence CC BY-SA 4.0.

Deuxième partie d’un entretien avec le journaliste canado-serbe John Bosnitch, dont la vie est une véritable saga.

Après avoir affronté des policiers montréalais devant les tribunaux, John Bosnitch s’établit au Japon, où il mène une vie de gaijin palpitante et devient à la fois consultant en communication, journaliste et conseiller politique.

Mais le destin des Bosnitch n’est jamais ordinaire, et le déclenchement des guerres civiles de Yougoslavie, à partir de 1991, en font le candidat idéal pour le poste de correspondant de guerre.

Lire la première partie : Le mouton noir de Fredericton

En 2004, il entreprend un autre combat juridique pour faire libérer le champion mondial d’échecs Bobby Fischer, menacé d’extradition aux États-Unis pour avoir joué un tournoi en Yougoslavie en 1992 alors que le pays faisait l’objet de sanctions américaines. Fischer obtiendra la citoyenneté islandaise en mars 2005, après neuf mois de détention.

Quittant le Japon en 2008, Bosnitch représente la communauté serbe nord-américaine à Washington, mais constate que le Congrès pour l’unité serbe est un lobby infiltré par la CIA. Après avoir dissous l’organisation, il s’établit à Belgrade avec sa famille.

Pierre-Étienne Paradis : Malgré votre emploi du temps chargé, vous semblez avoir beaucoup apprécié la vie nocturne de Tokyo. Qu’avez-vous à dire à ce sujet?

John Bosnitch : « Je travaillais 80 heures par semaine du lundi au jeudi, et je faisais la fête du jeudi soir au dimanche midi! J’ai beaucoup fréquenté une boîte électro-trance nommée Geoid, située à Shibuya. J’y ai même rencontré Timothy Leary [apôtre de la contre-culture et du LSD dans les années 1960]. »

Vous avez notamment travaillé pour la chaîne de radio et télévision publique NHK, le quotidien à grand tirage Yomiuri Shimbun et le journal économique Nikkei. Comment avez-vous abouti à Sarajevo?

John Bosnitch : « J’ai demandé une sabbatique à mes clients, et je suis parti en Bosnie à mes frais. Les journaux japonais ne me payaient que s’ils étaient intéressés par un reportage.

Sur place, j’ai constaté que les grands médias mentaient, et que leur version ne correspondait à rien de ce que je voyais. J’ai commencé à suivre Christiane Amanpour [de la chaîne CNN].

En conférence de presse, je disais : “Je vais poser mes questions à Christiane, car elle semble mieux informée que l’OTAN. Elle sait à l’avance qui sera bombardé demain. Comment peut-elle savoir des choses que vous ne savez pas?” Christiane s’éclipsait quand elle me voyait, et j’ai fini par être banni des conférences de presse! »

Combien de temps avez-vous passé là-bas? Avez-vous fait des incursions hors de la ville?

John Bosnitch : « J’y suis resté de six à neuf mois au total, en faisant des allers-retours de quelques semaines, de manière à faire aussi des reportages comparatifs du côté serbe et du côté musulman.

Je suis allé en Krajina serbe, mais également dans la République de Bosnie occidentale, peuplée de musulmans. J’ai aussi pris des photos sur les hauteurs de Sarajevo, où j’ai vu s’affronter des snipers des deux camps – un fait occulté par les médias occidentaux. »

Dans votre récent entretien avec Hrvoje Morić, du blogue Geopolitics & Empire, on voit qu’un Serbe et un Croate peuvent s’échanger des politesses dans la même langue et s’accorder sur plusieurs aspects de la géopolitique actuelle. Connaissant votre passion pour la cause serbe, était-ce difficile de maintenir la neutralité journalistique?

John Bosnitch : « La neutralité n’était pas possible. En zone musulmane, au centre de Sarajevo, j’avais peur de me faire reconnaître en tant que journaliste d’origine serbe qui rejette le narratif anti-serbe. J’aurais pu être tué.

Aussi, quand mes collègues m’ont vu arriver en tant que Canadien – un homme venu d’une colonie anglo-américaine – ils m’ont reçu comme un frère.

Mais quand j’exigeais des preuves [que les Serbes ont commis tel ou tel crime], ils me demandaient pourquoi je posais ce genre de questions. Je leur répondais que j’étais le seul journaliste parmi les 200 propagandistes de l’OTAN qui assistaient aux points de presse au Holiday Inn. »

Vous avez fondé le Comité pour libérer Bobby Fischer. Parlez-nous de ce fait saillant de votre carrière.

John Bosnitch : « Quelle était la probabilité qu’un journaliste serbe, conseiller politique et joueur d’échecs dévoué se trouve au Japon en train de lire un bulletin de nouvelles à la radio au moment précis de son arrestation? C’était un signe du destin. J’ai immédiatement démissionné de mon poste de conseiller au bureau du premier ministre. »

On dit que Fischer avait une personnalité complexe. Quelle était sa motivation?

John Bosnitch : « Bobby était avant tout un champion d’échecs, obsédé par la stratégie, doté d’une mémoire photographique, et capable de lire des centaines de pages en quelques minutes. Il tenait énormément à célébrer le vingtième anniversaire de son titre de champion du monde obtenu en 1972 à Reykjavik.

La bourse record de cinq millions de dollars était aussi intéressante pour lui que pour le président yougoslave Slobodan Milošević, qui y voyait un coup de publicité d’une valeur cent fois supérieure. »

 

  John Bosnitch (à droite) et Bobby Fischer à l’aéroport Narita de Tokyo, le 24 mars 2005, jour de son départ pour l’Islande. Fischer s’est vu octroyer la citoyenneté islandaise trois jours auparavant. Photo: Kazuhiro NOGI pour l'AFP.
John Bosnitch (à droite) et Bobby Fischer à l’aéroport Narita de Tokyo, le 24 mars 2005, jour de son départ pour l’Islande. Fischer s’est vu octroyer la citoyenneté islandaise trois jours auparavant. Photo: Kazuhiro Nogi pour l'AFP.

Sous quel prétexte les États-Unis voulaient-ils l’extrader?

John Bosnitch : « Les Américains savaient que Bobby Fischer fréquentait une Japonaise et séjournait régulièrement au Japon. Or, le fait qu’il ait joué un tournoi en Yougoslavie constituait un crime aux États-Unis, mais pas au Japon.

Pour l’extrader, il leur fallait un acte considéré criminel dans les deux pays. Mais au lieu d’entamer une procédure régulière sans précédent, le Département d’État a annulé son passeport rétroactivement, à une date antérieure à son arrivée au Japon! Bobby s’est retrouvé dans l’illégalité et dans l’impossibilité de sortir du pays sans passeport. C’était une manœuvre inconstitutionnelle. »

Vous comparez parfois Bobby Fischer à Julian Assange. Qu’ont-ils en commun?

John Bosnitch : « Fischer était passible d’une longue peine de prison, comme Assange. Mais Julian Assange a aussi exposé les crimes de guerre anglo-américains et démontré comment ceux-ci étaient commis sous l’influence du lobby israélien. Assange a validé l’analyse de Bobby Fischer [qui était un juif farouchement antisioniste] ».

Avez-vous craint d’être vous-même arrêté par les autorités japonaises?

John Bosnitch : « Non, mais j’aurais gagné ma cause si ça avait été le cas! Cependant, les Américains ont fait des pressions sur tous mes clients pour qu’ils rompent leurs liens avec moi.

Pour sauver l’honneur du Japon, le président de la compagnie Kikkoman, fondée il y a plus de 400 ans, m’a proposé d’égaler le salaire de tous ces clients perdus. Je l’ai remercié, mais j’avais déjà décidé de poursuivre le combat à Washington dans le “ventre de la bête” ».

 

Le Match du Siècle entre le soviétique Boris Spassky et l’américain Bobby Fischer, lors du championnat du monde d’échecs tenu en Islande en 1972. Photo: J. Walter Green/AP/Picture Alliance.
Le Match du Siècle entre le soviétique Boris Spassky et l’américain Bobby Fischer, lors du championnat du monde d’échecs tenu en Islande en 1972. Photo: J. Walter Green/AP/Picture Alliance.

Pourquoi avez-vous déménagé à Belgrade et appris le serbe à 48 ans?

John Bosnitch : « Ce fut une décision familiale. Ma femme et moi avions prévu de scolariser nos enfants en Serbie. Mais le moment venu, ma femme a dit : “si tu me forces à revenir en Serbie, je te divorce immédiatement”. Je croyais la calmer en m’arrêtant quelque temps à mi-chemin, c’est-à-dire à Washington, mais je me suis trompé! »

Vous êtes venu au Canada pour des raisons personnelles, mais aussi pour sensibiliser le public à un tout autre sujet, qui est celui du camp croate de Jasenovac, où des milliers de Serbes, juifs et Roms été tués durant la Seconde Guerre mondiale. Croyez-vous que la communauté internationale traite la Serbie injustement en condamnant uniquement le massacre de Srebrenica?

John Bosnitch : « On dit qu’il y avait six camps d’extermination durant la Seconde Guerre mondiale, dont Auschwitz et Treblinka. Mais Jasenovac était en réalité le septième, de loin le plus grand, et le dernier à être libéré le 22 avril 1945. Tito, le communiste agent des Anglais, était anti-serbe et n’a fait aucun effort en ce sens.

Le peuple serbe a ensuite été divisé en cinq États yougoslaves. Dans le principal État où il demeurait majoritaire, c’est-à-dire la Serbie, Tito a créé deux territoires autonomes pouvant théoriquement se séparer : la Voïvodine et le Kosovo. C’était un exemple de “diviser pour régner”.

Quant à Srebrenica, en 1995, on y trouvait environ 10 000 djihadistes qui ont attaqué les villages environnants et tué 3900 Serbes. Quand Srebrenica est tombée, les familles de ces victimes ont pris leur revanche.

En résumé : quand des Serbes tuent un grand nombre de gens, c’est un génocide! Mais quand des musulmans de Bosnie ou du Kosovo font un nettoyage ethnique, comme en 2004, les médias occidentaux le présentent comme une revanche tout à fait “raisonnable”. »