Le débat socio-politique suscité par Mills
C. Wright Mills fut tout au long de sa carrière le défenseur d’une sociologie proactive, où le détachement et la neutralité n’avaient pas leur place. Ces quelques lignes pourraient bien résumer ses idées :
Men in a mass society are gripped by personal troubles which they are not able to turn into social issues. [...] It is the political task of the social scientist — as of any liberal educator —continually to translate personal troubles into public issues, and public issues into the terms of their human meaning for a variety of individuals (1959:187).
Son indépendance d’esprit finit par faire de lui le symbole d’une « Nouvelle Gauche » américaine, libérée des dogmes du marxisme orthodoxe. Toutefois, outre-Atlantique, le message n’était pas toujours compris. Horowitz (1983:100-101) rapporte cette critique acerbe de Julius Gould parue en 1960 dans The Socialist Commentary :
Mills is a splendid self-appointed "outsider". He is full of rhetoric on all subjects, especially "power". He is deeply hostile to "mass society"; he is an active user of the "alienation" ploy — that fashionable whimper of the expresso radical. [...] The case for social science does not rest upon its power to rescue "alienated" man from modern perils. It rests upon the stimulus it gives its students and in its practical application in a variety of fields.
Cela démontre que la vision techniciste des sciences sociales n’était l’apanage ni de la droite politique, ni de la gauche. Or, Mills ne s’opposait pas nécessairement à certains usages techniques de la science. En fait, comme le suggère l’extrait suivant, issu de l’introduction à White Collar, il déplorait que les données nécessaires pour amorcer une étude sérieuse de l’aliénation des cols blancs soient insuffisantes :
If only because of its growing numbers, the new middle class represents a considerable social and political potential, yet there is more systematic information available on the farmer, the wage-worker, the Negro, even on the criminal, than on the men and women of the variegated white-collar worlds. Even the United States census is now so arranged as to make very difficult a definitive count of these people.
Partagée par un nombre de personnes assez grand pour lui conférer une dimension politique, cette réalité des cols blancs était-elle délibérément occultée? C’est ce qu’insinue apparemment Mills dans ses commentaires concernant le recensement.
Enfin, bon nombre d’académiques eurent des difficultés à digérer non seulement le style littéraire de Mills, mais aussi le fait qu’il fasse preuve de compassion, voire d’émotivité, dans des ouvrages de nature scientifique. Peu après la parution de White Collar, un collègue de Mills l’avait par exemple accusé de faire de la « projection », autrement dit d’étendre ses problèmes personnels à l’ensemble de la classe moyenne américaine à laquelle il s’identifiait (Horowitz, 1983:151). Ce « rejet du monde académique » allait malheureusement s’accentuer par la suite.
Son style mal dégrossi ne signifiait pas cependant que Mills manquât de culture. Outre le fait qu’il se soit rendu lui-même en Union Soviétique constater l’état de la bureaucratie communiste (un exploit compte tenu du climat tendu de l’époque), Mills a fait preuve d’ouverture d’esprit et d’éclectisme à travers son œuvre en faisant de nombreuses références à Orwell, Balzac et Kafka, ou en s’inspirant de dramaturges comme Miller:
In the USA, Arthur Miller’s Death of a Salesman served as a contemporary reference for Mills. [...] As a discussion of alienation and false consciousness, White Collar is the sociological version of Miller’s Play. (Eldridge, 1983:74)
En guise de conclusion, il faut mentionner que les propos de Mills concernant l’aliénation sont toujours d’actualité. La consommation effarante d’antidépresseurs, anxiolytiques et autres régulateurs de comportement dans les pays occidentaux en témoigne. Afin de remédier au problème de l’aliénation, C. Wright Mills voyait comme un prérequis essentiel que la nouvelle classe moyenne prenne conscience de son existence en tant que classe sociale. De nos jours, la popularité phénoménale de Dilbert, anti-héros apparaissant dans quatre petites cases d’aliénation bureaucratique quotidienne, présentées sous un mode humoristique dans les journaux du monde entier, laisse à penser qu’une telle conscience existe bel et bien. Mais de là à ce que cette conscience se traduise en gestes politiques concrets... En réalité, le positionnement des leaders ouvriers au sein de l’élite du pouvoir, ainsi que la bureaucratisation croissante des grandes institutions syndicales décriée par Mills dès 1948 ont fait que ce mode de lutte sociale a graduellement perdu une bonne partie de son influence.
Étrangement, Mills lui-même n’a pas su échapper à sa propre institutionnalisation. Après avoir longuement décrié l’aliénation des individus dans une société stratifiée, et après s’être aliéné la majorité de ses collègues suite à la publication de White Collar et de l’Imagination sociologique, Mills choisit tout de même de conserver son poste prestigieux à l’Université Columbia, et de se complaire au sein de l’élite qu’il décriait. Considéré comme un parvenu par une nouvelle génération de beatniks radicaux, et considéré comme un faux sociologue par ses pairs, il ne parvenait plus à trouver sa juste place. Par conséquent, le ton de ses écrits devint de plus en plus acerbe à mesure que déclinait sa confiance en lui et sa santé physique. Comme le souligne Horowitz (1983:108), l’homme qui avait voulu guérir l’aliénation des masses par l’imagination sociologique devint un homme dont l’imagination était dénuée de sociologie.
