L’aliénation selon Mills

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Couvertures des livres White Collar et The Power Elite de C. Wright Mills

Dans les années 1950, Mills était bien conscient des échecs du marxisme en terre nord-américaine et voyait par conséquent l’aliénation — étape inévitable certes, mais supposément temporaire — se perpétuer indéfiniment. De plus, la « conscience de classe » indispensable à toute lutte ne pouvait se développer dans un contexte où la définition même des classes était de plus en plus floue.

Le problème fut donc posé avec acuité dans l’introduction à White Collar. L’aliénation est avant tout un drame personnel, mais ce drame est vécu par tant de gens qu’il en acquiert une dimension politique:

There is no plan of life. Among white-collar people, the malaise is deep-rooted; for the absence of any order of belief has left them morally defenseless as individuals and politically impotent as a group. Newly created in a harsh time of creation, white-collar man has no culture to learn upon except the contents of a mass society that has shaped him and seeks to manipulate him to its alien ends (1951:xvi).

Il sera donc question dans cette section de l’articulation du concept 1) par rapport à l’organisation du travail; 2) par rapport au concept de masses; et 3) par rapport à l’importance de la raison dans la conquête de la liberté. Cela nous mènera finalement aux questions sociologico-politiques soulevées par Mills.

2.1 L’organisation du travail

Dans White Collar, Mills établit une distinction entre les cols blancs et la « vieille classe moyenne », non pas urbaine comme on pourrait le penser, mais bien rurale. Puisque les fermiers américains n’ont jamais été soumis à la féodalité, ils ont toujours représenté une classe entrepreneuriale fermement implantée dans le capitalisme du XIXe siècle. Nostalgique de la vieille mentalité libérale selon laquelle la propriété est le fruit du travail, Mills décrit en quelques chapitres la crise de l’agriculture des années 1930-1950, ainsi que l’existence de ce qu’il appelle la « lumpen-bourgeoisie » de petits entrepreneurs urbains, s’accrochant de peine et de misère à ce rêve libéral, au prix d’exploiter sans salaire leurs propres femme et enfants.

Le déclin de la propriété des modes de production est donc un facteur essentiel d’aliénation. À cela s’ajoute une question tout aussi orthodoxe de processus de production. Pour démontrer son point de vue, Mills établit une comparaison avec l’artisanat (craftsmanship), puis fait la distinction entre propriété des modes de production et propriété psychologique, cette dernière étant le résultat tangible des habiletés, sueurs et matériaux employés par le travailleur (Mills, 1951:227). Le constat est que le col blanc n’a même plus droit à cette propriété psychologique, dont bénéficie encore et parfois l’employé d’usine :

The expropriation which modern work organization has carried through thus goes far beyond the expropriation of ownership; rationality itself has been expropriated from work and any total view and understanding of its process (1951:226).

Jusque-là, peu de différence par rapport au concept tel que défini par Marx, centré sur les rapports de production matérielle. Mills innove cependant en décrivant une forme d’auto-aliénation, dans laquelle les travailleurs de la « nouvelle classe moyenne&bnsp;» (classe incluant autant les cols blancs, que les commis de toutes sortes de l’industrie des services) doivent se dissocier de leurs propres émotions afin d’atteindre leurs objectifs professionnels. Quiconque a déjà travaillé à la fois en usine et dans le secteur des services est familier avec la situation : l’emploi en usine permet tout de même au travailleur d’avoir la « gueule de bois », alors que l’emploi du secteur tertiaire l’oblige le plus souvent à être tout sourire, toujours positif et dynamique. Plus de cinquante ans après la parution de White Collar, rien n’a changé :

In many strata of white-collar employment, such traits of courtesy, helpfulness and kindness, once intimate, are now part of the impersonal means of livelihood. Self-alienation is thus an accompaniment of his alienated labor (1951:xvii).

Le besoin de se dissocier de ses propres émotions est donc devenu une partie intégrante et non matérielle du processus de production. Le mode de travail contre-nature de la nouvelle classe moyenne est tel, que les grandes organisations doivent en fait établir des programmes de motivation de toutes sortes, de manière à créer le « robot joyeux » (The Cheerful Robot). Autrement dit, pour suppléer à l’éthique du travail protestante — caractéristique des artisans et fermiers autrefois propriétaires — dans des milieux où elle a disparu, les départements du personnel tentent non pas de remédier à l’aliénation, mais bien de donner une forme de satisfaction au travailleur à l’intérieur même des limites posées par cette aliénation. Par conséquent, toute satisfaction provenant de la vie en général devra trouver sa source hors du travail (Mills, 1951:235).

Le résultat final est une forme d’aliénation encore plus grande, car le corollaire du travail aliénant est un loisir vide de sens. Vu que le col blanc ne tire plus aucun prestige ni aucune satisfaction de son travail, la sphère des loisirs le conduit à une quête effrenée du statut social (status panic) qui l’éloigne davantage de ses besoins réels. Connaissant l’enthousiasme qui existait à l’époque envers une future « société des loisirs », la critique de Mills en apparaît d’autant plus sévère :

That part of life which is left over from work, he uses to play, to consume, "to have fun". Yet this sphere of consumption is also being rationalized. Alienated from production, from work, he is also alienated from consumption, from genuine leisure (1959:170).

2.2 Les masses

Sans avoir besoin de poser le problème une seconde fois, l’ouvrage The Power Elite dissocie cependant le concept d’aliénation de la question du travail, pour le rapprocher de questions sociétales plus abstraites. La notion du statut social et de l’émulation des classes dominantes par la consommation de masse y est précisée. Le rôle des mass-media dans la définition des « besoins » des citoyens est décrié.

Mais plus inquiétante encore est la dégradation de l’enseignement et la montée d’écoles de nature vocationnelle, mettant l’accent sur l’acquisition d’habiletés techniques plutôt que sur les valeurs libérales, dans lesquelles la citoyenneté est limitée au simple Pledge of Allegiance du matin. Réduite à un « entraînement routinier à des loyautés nationales » (1956:318), l’éducation de masse fait en sorte que, plus tard dans la vie, le travailleur aliéné ne dispose même plus des outils intellectuels pour comprendre les milieux dans lesquels il évolue. Une vue d’ensemble de la structure du système et des rapports de production lui est impossible.

Il en résulte un déclin de la notion de « public ». Manipulé et privé de toute possibilité d’engagement réel, le citoyen se borne désormais à plébisciter les décisions prises par l’élite. (En fait, même la participation de base aux élections est en chute libre depuis plusieurs années dans les pays occidentaux, ce qui confirme les pires pressentiments de Mills.) En fin de compte, dans The Power Elite, Mills (1956:323) ne pourra s’empêcher de terminer le chapitre consacré aux masses par une description « sentimentale » des difficultés de l’individu moderne:

He does not formulate his desires, they are insinuated into him. And, in the mass, he loses the self-confidence of the human being — if indeed he ever had it. For life in a society of masses implants insecurity and furthers impotence; it makes men uneasy and vaguely anxious. [...] Acting without goals, the man in the mass just feels pointless.

2.3 La raison et la liberté

Encore une fois, c’est dans l’introduction à White Collar que le problème est posé avec le plus d’acuité :

In the eighteenth and nineteenth centuries, rationality was identified with freedom. The ideas of Freud about the individual, and of Marx about society, were strenghtened by the assumption of the coincidence of freedom and rationality. Now rationality seems to have taken a new form, to have its seat not in individual men, but in social institutions which by their bureaucratic planning and mathematical foresight usurp both freedom and rationality from the litle individual men caught in them. (1951:xvii)

Or c’est dans The Sociological Imagination que ce problème est pleinement développé. En pleine Guerre froide, Mills ose amalgamer les systèmes capitaliste et communiste, pour les présenter comme un seul et même modèle bureaucratique et militariste, où la rationalité l’a emporté sur la liberté et la raison individuelles. (Bien entendu cela ne plaît ni aux chasseurs de sorcières MacCarthystes, ni aux Marxistes européens !) Les grandes entreprises et autres organisations rationnelles (l’armée et les syndicats sont aussi attaqués dans l’ensemble de l’œuvre de Mills) ont des lignes de conduite et de pensée aliénantes, qui vont à l’encontre de tout ce qui a été historiquement compris de l’individualité (1959:170).

La modernité des Lumières y est remplacée par une époque que Mills qualifie déjà de postmoderne, dans laquelle la démocratie est menacée par la montée du Cheerful Robot et l’éducation de masse. Les individus, — peu exercés au bon usage de leurs facultés intellectuelles — se trouvent incapables d’identifier leur état d’aliénation, et cela ne fait que renforcer les symptômes d’anxiété et de malaise qu’ils éprouvent. Au plan collectif, il en résulte une apathie qui rend impossible la formulation de problèmes politiques clairs (1959:173).